Les loups-garous du Québec : la légende de Jean Plante

JBResearch
10 min readApr 20, 2021

--

Traduit de l’anglais par Frank Vetere
Edité par Anne-Hélène Dupont

Ceci est le premier d’une série de courts articles sur les loups-garous du Québec. Mon attention a été attirée pour la première fois par ce sujet lorsque j’ai appris que, dans les contes et légendes du Québec, les gens se transformaient en loups-garous en raison de transgressions religieuses, et non après avoir été mordus par un autre loup-garou.

J’ai d’abord vu dans ces histoires une sorte d’allégorie sur l’observance religieuse (« soyez fidèles ou vous tomberez sous le pouvoir du diable »), mais je pense qu’elles disent quelque chose de plus profond sur les questions d’identité dans la culture canadienne-française. Je pense que ce folklore révèle quelque chose d’important sur les tensions qui traversent l’identité au Canada français, de la révolution industrielle jusqu’à aujourd’hui.

Dans ce court article, j’aimerais me pencher sur la légende de Jean Plante telle que Wenceslas-Eugène Dick la raconte dans ses « Légendes et Revenants », ouvrage publié en 1918. Dans cette histoire, la transformation d’un personnage en loup-garou est son châtiment pour avoir enfreint les normes de la charité catholique. L’apparition du loup-garou donne une leçon au protagoniste de l’histoire, qui a rejeté la religion et nie l’existence du surnaturel.

En surface, l’histoire livre un avertissement quant aux dangers qui guettent ceux qui abandonnent leur foi et ignorent les limites fixées par la religion. À un niveau plus profond, elle contient une critique des effets de la vie moderne sur la population. En 1918, le Québec a en effet derrière lui un siècle de développement industriel qui est en voie de remodeler la société et son ordre moral.

Au cours du XIXe siècle, l’économie du Québec a connu un processus d’industrialisation. Cette transformation a modifié les relations entre les villes, les villages et les exploitations agricoles. Les villes de la province avaient autrefois fourni aux agriculteurs des occasions d’exporter leurs produits hors de la province. Les biens arrivaient au village à partir des ports de la ville, tandis que les marchandises agricoles partaient vers l’extérieur.
Au cours de l’industrialisation, les villes sont devenues des centres industriels et économiques qui ont fait venir de la main-d’œuvre de la campagne. De plus, avec la construction des moulins et des usines, des symboles de l’industrialisation sont apparus en milieu rural, comme l’ont noté Serge Courville et Normand Séguin dans leur ouvrage Le monde rural québécois au XIXe siècle :

Beaucoup [de ces villages] ne sont encore que des hameaux, blottis autour du manoir ou de l’église, mais quelques-uns atteignent déjà une taille respectable. Dans l’ensemble, ce sont surtout des places de marché, réunissant magasins et entrepôts; ils le resteront pendant toute la période. Toutefois, à partir des années 1825–1830, bon nombre d’entre eux deviendront aussi d’importants lieux de production, caractérisés par la présence de moulins, d’ateliers et de fabriques, quand ce n’est pas de manufactures, de forges, de fonderies ou de chantiers de construction navale comme on en retrouve parfois dans certains gros bourgs. (Courville et Séguin, 1989, p. 6)

Le moulin et ceux qui l’exploitent participent à l’économie « moderne » du Québec et représentent cette transformation industrielle dans la légende de loup-garou ci-dessous.

Les récits folkloriques de toutes sortes ont gagné en popularité au XIXe siècle, en bonne partie grâce aux frères Grimm et à leur recueil publié en Allemagne en 1812. En Europe et en Amérique du Nord, à mesure que les processus d’industrialisation avançaient, l’intérêt pour les « croyances populaires » rurales s’est accru. Au Canada français, plus l’ordre économique et social s’éloignait des anciens modèles agricoles, plus l’intérêt pour les histoires traitant de cette perte ressentie a crû. L’idée que la vie rurale propre à cette nation était menacée a propulsé l’intérêt pour le patrimoine culturel du Canada français.

Ces représentations de la vie rurale ont été écrites pour des lecteurs instruits qui, d’une part, pouvaient s’identifier aux personnages du récit qui représentaient leurs parents et leurs grands-parents vivant toujours en milieu rural, mais qui, d’autre part, pouvaient aussi se voir comme des citadins cultivés ayant dépassé les croyances religieuses superstitieuses et le contrôle de l’Église.

La légende de Jean Plante telle que la raconte Wenceslas-Eugène Dick (1848–1919) est une histoire d’horreur surnaturelle qui se déroule dans un petit village de l’île d’Orléans, au Québec.

Au début du récit, un groupe d’hommes prennent un verre en se racontant des histoires après un repas. L’un des hommes raconte une histoire dans laquelle un mendiant errant maudit les cornes des animaux de son oncle, et un désaccord surgit quant à savoir si le fait de refuser la charité à un mendiant peut exposer quelqu’un à des représailles surnaturelles.

Un autre convive raconte alors l’histoire de Jean Plante pour illustrer ce qui peut arriver à ceux qui ne pratiquent pas la bonne charité chrétienne.

Voici mon résumé de cette histoire. Cette version condensée met l’accent sur les éléments que j’estime importants, mais je vous encourage à lire l’original.

Il y a 30 ans, Jean Plante vivait dans un ancien moulin à vent à Argentenay (à la pointe est de l’île d’Orléans, près de Québec). Le moulin à vent était situé dans les bois, loin du village. Son frère et lui y travaillaient, et Jean vivait à l’étage. Jean disait volontiers qu’il ne croyait ni aux loups-garous ni aux fantômes et qu’il n’avait pas peur de ce genre de choses.

Un jour, alors que Jean avait bu toute la journée, un quêteux s’approcha du moulin et demanda la charité au nom de Dieu. Jean s’emporta et donna un coup de pied au mendiant pour le faire passer son chemin. Alors que le mendiant s’en allait, il vit le frère de Jean, Thomas, s’approcher du mendiant, qui demanda à nouveau l’aumône au nom de Dieu. Thomas était pressé et dit au mendiant d’aller au diable, qu’il n’avait pas le temps. Le mendiant ne répondit pas, mais posa la main sur le côté du moulin puis repartit.

Le moulin s’était arrêté de fonctionner au moment où la main du mendiant l’avait touché. Jean Plante sortit pour vérifier que le mendiant était parti et que rien n’était déplacé. Il examina les différentes parties du moulin et ne trouva aucune raison pour expliquer son arrêt. Jean rejeta sur son frère la responsabilité de la panne et ils se battirent. Thomas essaya de faire comprendre à son frère que le mendiant avait maudit le moulin, mais Jean refusa de le croire. Incapable de le vaincre, Thomas partit en prétendant que son frère le reverrait.

Désormais seul, Jean n’arrivait toujours pas à faire fonctionner le moulin, alors il décida de passer le reste de la journée à boire et d’attendre de voir ce que le lendemain lui réserverait.

Jean se soûla et s’endormit par terre, dehors. Il se réveilla au milieu de la nuit. Il vit alors de la lumière et entendit des bruits à l’intérieur du moulin. Des feux follets étaient apparus et parcouraient l’extérieur du moulin.

Enfin, il vit une sorte de grand chien roux, d’au moins un mètre de haut, rôder parmi les arbres, s’arrêter parfois pour fixer Jean avec deux grands yeux qui brillaient comme des charbons ardents.

Jean était paralysé par la peur. Il resta figé au sol jusqu’au lever du jour, où ces terribles apparitions disparurent soudainement. Avec la lumière du jour, Jean retrouva son courage et cessa de croire à ce qu’il avait vu la nuit précédente. Il défia à nouveau tous les fantômes et les loups-garous de l’île de venir essayer de l’effrayer.

Il passa la journée à essayer en vain de remettre son moulin en marche. La nuit venue, il fut réveillé par le bruit des cris et des chaînes, et par les lumières étranges qui dansaient autour du moulin. Il passa la nuit à se cacher sous les couvertures et trembla jusqu’à l’aube.

Le soir du huitième jour, qui tombait le jour de la Toussaint, Jean était encore éveillé. Il n’était pas allé à la messe, sous prétexte qu’il ne se sentait pas bien, préférant passer son temps à boire et à défier le bon Dieu.

Minuit trouva Jean assis à sa table, en train de boire. L’horloge sonna douze coups et, au douzième, la porte fut ouverte par un coup de vent. Dans l’embrasure de la porte se trouvait le grand chien roux de la première nuit. Il était assis sur le seuil et fixait le meunier. Pendant cinq minutes, ce duel de regards se poursuivit. Le meunier était de plus en plus incrédule; ses poils se dressèrent. Le chien, lui, était calme et menaçant.

Puis, la bougie sur la table s’éteignit.

Jean tenta de saisir les allumettes qu’il avait laissées juste à côté, mais elles avaient disparu.

Dans l’obscurité, Jean s’éloigna de la porte, allant vers son lit, tandis que l’animal restait immobile.

Finalement, le chien se leva, entra dans la pièce et se dirigea vers la porte de la chambre. Ses yeux, brûlants comme des charbons, restaient fixés sur le meunier.
Alors que la bête n’était qu’à trois pas de Jean Plante, le pauvre homme perdit la tête et saisit sa faux.

« C’est un loup-garou ! » cria-t-il, la voix étranglée. Et, ramenant son arme avec force, il frappa l’animal.

Aussitôt, le moulin s’anima en faisant un bruit de tonnerre, et une lueur soudaine remplit la pièce. Thomas, le frère de Jean, se tenait devant lui, une allumette enflammée entre les doigts.

Voici la fin de la légende telle que Dick la raconte :

Jean, livide et hagard, ne répondait pas. Il regardait Thomas à qui il manquait un bout de l’oreille droite.
– Qui t’a arrangé l’oreille comme ça ? demanda-t-il enfin d’une voix qui n’était plus qu’un souffle.
– On me l’a coupée ! répondit durement Thomas.
Jean se baissa et ramassa par terre un bout d’oreille de chien encore saignant.
– C’était donc toi ! murmura-t-il. Et, portant la main à son front, il éclata de rire. Jean Plante était fou !

Dans cette légende, Thomas perd son humanité pour s’être montré cruel envers un pauvre. Dans les histoires de loup-garou, être un bon catholique est la seule protection contre un tel destin. Quiconque rejette la religion tombe sous le pouvoir du diable. Le chien monstrueux aux yeux de braise, de couleur rouge, est une révélation de la vérité, signifiant la présence du Mal surnaturel.

Thomas et son frère Jean travaillent dans la nouvelle économie, puisqu’ils exploitent le moulin à la lisière du village, près de la nature sauvage. Jean Plante ne croit ni à la puissance du Bien ni au danger du Mal. Ce chien de l’enfer apparaît à plusieurs reprises comme un symbole obstiné non seulement de la puissance du Diable, mais aussi de la présence persistante du surnaturel même à l’époque moderne.

Le loup-garou n’attaque pas Jean et ne se comporte pas de manière particulièrement menaçante ; il impose simplement sa présence dans la scène. Le loup-garou symbolise le rejet de la religion par Jean, son incapacité à croire au surnaturel et son incapacité totale à reconnaître son propre frère jusqu’à ce que le sang soit versé. Comme nous le verrons dans d’autres récits de loups-garous, la malédiction se brise lorsqu’un coup inflige une blessure. Ceci constitue une sorte de preuve d’identité irréfutable : le morceau d’oreille et la blessure du frère sont liés.

C’est ce lien qui plonge Jean dans la folie. L’existence du loup-garou et son identité confrontent Jean à une vérité qu’il n’avait pas pu (ou pas voulu) voir. Sa vision antérieure du monde ne tient plus la route.

Cette histoire de terreur existentielle tire son efficacité de la puissance de cette remise en question identitaire. Les changements dans la société canadienne-française de l’époque vont au-delà de l’économie pour toucher tous les aspects de la vie, jusqu’à la conception que l’individu a de lui-même. Les fils quittent la ferme de leur père et s’installent en ville, suivant les possibilités d’emploi dans le Haut-Canada ou aux États-Unis. Ils laissent derrière eux non seulement leur famille, mais aussi, dans certains cas, leur langue et leurs coutumes. La modernité et le progrès menacent d’entraîner l’abandon de la religion et l’établissement d’une nouvelle société laïque. Dans son encyclique de 1878, Insrutabili Dei Consilio, le pape Léon XIII écrit que « ces principes [de la vie moderne], par leur propre poids, précipitent les peuples dans toute sorte de malheurs, qu’ils renversent tout ordre légitime et conduisent ainsi plus tôt ou plus tard la situation et la tranquillité publique à leur dernière perte ».

La légende de Jean Plante décrit un homme qui a délaissé les valeurs traditionnelles de la nation et qui a embrassé la vie moderne. Le récit présente ce reniement comme un aveuglement volontaire, alors que la vérité de la situation tente à plusieurs reprises de s’imposer à lui. Son abandon de la religion et de la tradition l’a privé de son travail, de sa famille et, en fin de compte, de sa santé mentale. Le monde catholique tout entier était à cette époque aux prises avec les répercussions de l’industrialisation et des idées modernes sur l’avenir des sociétés chrétiennes. Les Canadiens français entraient dans le XXe siècle en se demandant quelle transformation ils allaient subir. À quelle partie de leur vie traditionnelle devraient-ils renoncer afin que leurs propres frères les reconnaissent ?

--

--

JBResearch
JBResearch

Written by JBResearch

A service for all religious seekers or any newcomer to the world of the hidden, the strange and the other-worldly. Need a question answered? contact us

No responses yet